Les fondements géographiques de la puissance
Comme l’explique Olivier Zajec, la démarche de Spykman vise à l’analyse des facteurs de la politique étrangère américaine de puissance.
Elle s’apparente à une véritable « géo-sociologie du voisinage régional », soulignant l’étroite corrélation entre la politique étrangère des États et leur géographie.
« Les ministres vont et viennent, même les dictateurs meurent, mais les chaînes de montage demeurent immuables », écrit Spykman.
Qui n’en déduit pas pour autant une vision déterministe des relations internationales : « La géographie ne détermine pas, mais elle conditionne ; non seulement elle offre des possibilités utiles, mais elle demande à ce que celles-ci soient utilisées ; l’unique liberté de l’homme tient en sa capacité d’user bien ou mal, ou encore de modifier en bien ou en pire ces possibilités. »
Spykman retient trois critères constituant les « fondements géographiques de la puissance ».
Tout d’abord, la taille (size), qui ne suffit pas bien sûr, mais constitue un facteur de puissance dès lors qu’elle est exploitée par un État fort et centralisé, à même de développer un réseau de communication efficace reliant le centre à ses périphéries.
Le second facteur de puissance d’un État est sa situation, que Spykman définit comme « le facteur le plus fondamental de sa politique étrangère » dans la mesure où elle influence la nature même de l’État.
Il retient trois types distincts : l’État enclavé (landlocked state), obsédé par la sécurité à ses frontières, l’État insulaire (island state), en compétition avec les autres puissances navales pour le contrôle des océans, et l’État donnant à la fois sur la terre et la mer (state wich has both land and sea frontiers), qui doit mener une défense sur deux fronts de nature différente, et donc élaborer une stratégie d’autant plus complexe que les rapports de force évoluent sans cesse.
Le troisième facteur de puissance, en effet, est de nature dynamique : Spykman est persuadé que « tous les États ont une propension à s’étendre », que ce soit pour « rectifier leurs frontières d’un point de vue stratégique, pour suivre les vallées, gagner un accès à la mer, conquérir une côte opposée, prendre le contrôle des routes maritimes ».
Dès lors, la paix n’est jamais qu’une pause dans l’éternel affrontement des forces étatiques : « La marge de sécurité pour un pays, c’est la marge de danger d’un autre. »
L’objectif de la politique étrangère des États étant « la préservation de leur intégrité territoriale et de leur indépendance politique ».
À rebours d’une opinion américaine majoritairement isolationniste, Spykman soutiendra donc Roosevelt dès 1940 : les États-Unis doivent entrer dans la guerre parce qu’en tant que puissance dominante du monde atlantique, « nous avons un intérêt dans l’équilibre européen ».
Pour éviter l’« étranglement politique » (political strangulation) en train de se mettre en place dès lors que des puissances alliées domineraient l’intégralité du continent eurasiatique, et plus encore ses marges.
L’importance stratégique du Rimland
« Alors que MacKinder, inquiet de la stratégie russe, se focalisait sur la puissance terrestre du Vieux monde, Spykman choisit d’attirer l’attention des décideurs politiques américains sur les côtes de l’Eurasie, littéralement les rim-lands ou ‘terres bordières’, en particulier l’Europe occidentale et l’Extrême-Orient, explique Olivier Zajec.
Plus encore que celui du Heartland, le considérable potentiel humain, industriel et agricole de cette zone littorale favorisée par la géographie lui semble naturellement susceptible de voir s’opérer une catalyse de puissance tant politique que militaire. »
Ainsi, à la « formule magique » de Mackinder (« Qui domine l’Europe de l’Est contrôle le Heartland ; qui domine le Heartland contrôle l’Île mondiale ; quiconque domine l’Île mondiale contrôle le monde ») répond celle élaborée par Spykman : « Qui contrôle le Rimland domine l’Eurasie. Qui domine l’Eurasie contrôle les destinées du monde ».
Le principal danger pour les États-Unis tient au risque de se retrouver géo-stratégiquement « encerclés » (une expression récurrente chez Spykman) par une unification des rimlands, car « ils se verraient confrontés à un Titan combinant force terrestre et maritime, capable de projeter sa puissance par-delà les océans Atlantique ou Pacifique », analyse encore Zajec.
Leur politique étrangère en découle : « combattre résolument l’apparition de ce Titan mondial, en contrant toute tentative d’hégémonie dans les territoires correspondant à ce que l’on pourrait qualifier d’Eurasie ‘utile’ ».